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  CoeurDePat
| Autant le dire tout de suite, cet album est d'un abord peu facile. Il commence par quelques croquis présentant le personnage de Waldo, se poursuit par une "préface" de Kim Deitch qui est en fait une petite histoire fort bien racontée et qui plonge immédiatement le lecteur dans un sentiment d'étrange, de décalé, de mystérieux. Commence enfin la partie bd, et la complexité ne se réduit pas. Tout au long de ces... 200 pages ? (les pages ne sont pas numérotées), les périodes, présent et souvenirs, rêves, fantasmes, folie et réalité, sont mélangés de telle sorte que la lecture est assez difficile et que ce n'est que tard dans l'album qu'on commence à pouvoir mettre un peu d'ordre dans tout ça.
Ce n'est qu'assez tard également qu'on s'aperçoit que ce qui paraissait être une histoire de folie légère recouvre en fait l'histoire du cartoon américain, depuis ses tous débuts (avec, je l'ai appris après, Windsor Mc Cay) jusqu'à nos jours, en passant par les périodes de Walt Disney et du MacCarthysme.
Loin de tout idéaliser comme peut l'être la version grand public un peu mièvre, cette histoire est au contraire présentée de façon assez glauque. Sur fond de folie, de promotions canapé, de concurrence acharnée, de vol d'idées et de créations, de débauche de personnel chez le concurrent, de profits, d'ingérence de la politique et de déchéance, ce n'est certes pas le meilleur aspect qui en est montré.
En plus de cette complexité au niveau de l'histoire, le dessin n'est pas en reste puisque la mise en page est elle aussi souvent chargée, originale, et parfois carrément géniale (je pense tout particulièrement aux moments où réalité et cartoon se confondent). Visuellement le dessin est lui aussi chargé, et les planches donnent l'impression d'être remplies à craquer.
Voilà. Une lecture qui n'est certainement pas des plus faciles, donc, mais qui vaut la peine.
Quant à l'objet, eh bien il est cher, c'est vrai (23 euros), mais très beau. L'album, de format moyen, est très épais, le papier de très bonne qualité, la couverture très épaisse et solide. Et vous pourrez y voir dessus une vignette animée, où Waldo assomme un cochon. |
lldm
| Qu'un lecteur, même enfantin, reconnaisse d'emblée en Donald un canard ou en Bugs Bunny un lapin, est déjà, au fond, une grande source d'étrangeté ; une de ces évidences inévidentes pistées dans notre balisage du monde par Jankélévitch... mais que nous ne nous prenions pas à voir immédiatement dans ces dessins filaires et maigres - ces couleurs criardes, ces créatures aux yeux immenses, ces accumulations de courbes flanquées de bouches tordues, ces gestes et expressions outranciers - un monde aux contours cauchemardesques, que nous ne soyons pas frappés plus souvent par sa démence, voilà qui est plus étonnant encore. C'est en regardant une fresque animalière décorant un espace pour enfants que j'en fus saisi la première fois : ces trains souriants, ces arbres singeant des attitudes humaines, ce paysage de vallons aplatis par la crudité des couleurs destinés à égayer cet endroit - à le rendre conforme à l'idée que les adultes se font de l'enfance - me firent brutalement l'effet d'une peinture de fou et c'est une forme d'angoisse sourde qui se mit à monter. Ce fut comme si je voyais ces figures de cartoon pour la première fois. Les renvoyer à un ensemble de conventions n'aurait fait que repousser la question dans la recherche de leur inquiétante antériorité.
L'extraordinaire récit de Kim Deitch, «Une tragédie américaine», est contaminé lentement par la démence au travail dans le dessin qui le sert, et c'est le dérèglement de ces figures de cartoons qui, peu à peu, tisse la biographie de ses héros et la plonge dans une forme d'horreur confuse. Ce que le dessin avale, par son unité, en rendant poreuse la membrane qui sépare le monde des dessinateurs de celui des créatures dessinées, c'est le récit tout entier et, par une troublante mise en perspective de l'auteur et du narrateur, c'est le livre lui-même, celui que nous tenons entre les mains. Ceux qui comme moi auront passé un des meilleurs moments de leur vie de lecteur avec Jimmy Corrigan trouveront en cette «Tragédie américaine» la même source de joie - narration riche et complexe, récits imbriqués, cours du temps malmenant la linéarité, galerie de personnages subtilement étoffés, écriture vive - et le même désir venant après avoir tourné la dernière page de le relire aussitôt. Ce que Chris Ware condamne au silence, à l'étirement du temps, à l'intériorisation, Kim Deitch l'arrache au refoulé pour dessiner la sarabande d'une monde de fantasmes abominablement libérés de la limite entre réel et imaginaire.
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Pierre
| Le premier contact avec ce curieux objet laisse quelque peu circonspect. Le quatrième de couverture de cet ouvrage de petite dimension mais fort épais nous promet qu’y sera révélé « l’un des secrets les mieux gardés du monde du comics américain depuis trente-cinq ans ». Mais cette assertion est due à Art Spiegelman et suffit à nous convaincre de sauter le pas. Grand bien nous en prend car, dès les premières pages, une sorte de magie opère, qui vient rapidement dissiper nos doutes.
L’album est introduit par un texte manuscrit qui d’emblée instaure un sentiment de malaise : à ceux qui lui demandent comment Waldo s’est imposé à lui, Kim Deitch, l’auteur, explique dans quelles circonstances il fût amené à le « rencontrer ». Mais qui est donc Waldo ? Quelques dessins (précisément des « model-sheets »), présentés en tête de l’ouvrage, nous familiarisent avec ce héros de dessin animé, sorte de Félix le Chat à l’œil vicelard. Ce ne serait pas une création de Kim Deitch car, en réalité, Waldo sortirait tout droit de l’esprit détraqué d’un certain Ted Mishkin, vieux briscard du cartoon américain dont on va lire l’étrange histoire.
On suit donc, dans ce récit aux points de vue multiples et à la chronologie éclatée, le parcours d’un génie alcoolique et cinglé qui participe un peu malgré lui à la fondation du cartoon américain dans les années 20. Cet homme nous est décrit avec subtilité dans ses faiblesses, il est touchant dans ses relations avec son frère comme dans sa maladresse avec les femmes. Véritable artiste, il s’avère peu à peu incapable de s’adapter aux exigences commerciales de son métier. Commence pour lui une longue période marquée par de fréquents séjours en « clinique ».
Tout cela n’est que fiction bien sûr. Mais plusieurs éléments invitent à une toute autre lecture. Ted a un mentor, Winsor Newton, qu’on identifie rapidement à l’authentique Winsor McCay, célèbre créateur de b.d., mais aussi pionnier de l’animation qui s’est vu peu à peu dessaisi de son indépendance artistique. Dès lors, le récit prend une toute autre dimension. À travers les destins croisés de ces deux hommes, c’est un pan de l’histoire américaine qui est évoqué et sur lequel est jeté un regard d’une profonde noirceur: Deitch dénonce comment se fit le dévoiement de l’Art au profit de la médiocrité, de la rentabilité à outrance.
Dans ce contexte, la figure ahurissante de Waldo prend toute sa mesure. Héros de dessin animé, il est le prototype de la créature rendue insipide par des hommes d’affaires sans scrupules. Pour Ted, en proie à des visions, il est un interlocuteur fantasmatique dont il croit fermement en l’existence. Expression de son inconscient, il assène sans tabou des commentaires à la fois vulgaires et extrêmement lucides sur les événements de sa vie. L’évolution de l’état psychique de Ted fera de Waldo, d’abord sympathique, une créature démoniaque.
Porté par un dessin qui fait s’entremêler avec brio des instants de clarté et des passages hallucinatoires, cet ouvrage est une véritable somme dont l’aspect fictif n'en souligne que mieux la force du discours. La tragédie du titre est celle d’une Amérique qui, pour reprendre les termes du titre original (The Boulevard of Broken Dreams), a elle-même brisé les rêves dont elle était porteuse. |
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