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  Charlie Brown
| Lorsqu’en 1986, les « héritiers » d’Hergé décident de sortir ce qui était appelé à devenir la 24ème et ultime « Aventure de Tintin », j’ai 15 ans. Hergé était déjà canonisé dans mon panthéon personnel depuis lurette (comme dans celui de beaucoup d’autres personnes du reste, que l’annonce de la mort du « pape » trois ans plus tôt avait plongé dans un profond désarroi...). L’idée de la publication d’une ébauche d’album inachevé, promesse d’une frustration inévitable, fit très vite place à l’enthousiasme de la découverte d’une œuvre en train de se faire… et de s’achever…
Je ne possède, et n’ai lu, que l’édition de 1986, le bel objet de conception alambiquée, matériellement difficile à manier (à plat sur un espace large uniquement), comprenant, sur sa partie droite le cahier de dessins, croquis et autres esquisses de planches s’ouvrant de bas en haut et, en regard, sur la partie gauche de l’objet donc, la transcription quasiment « théâtrale » des scènes et dialogues de l’histoire.
Bien sûr, de prime abord, c’est peu engageant. Seulement 3 pages de véritables crayonnés (les trois premières, dont les éditeurs ont eu le bon goût de faire figurer aussi les ébauches), le reste consistant en un fouillis, une suite de traits griffonnés plus ou moins travaillés (plutôt moins que plus d’ailleurs) et d’indications textuelles en tous genres, d’où l’utilité du cahier de transcription, plutôt bien réalisé ma foi…
Le seul fait de se plonger dans ce « work in progress », dans ce cahier à dessins, est passionnant à plus d’un titre.
D’abord, parce qu’il permet une plongée au cœur de la création. Grâce aux 3 premières planches, on peut suivre l’évolution des idées qui germent dans l’esprit du créateur jusqu’à leur réalisation presque finale. Hergé jette ses idées sur le papier, partout, dans les « marges », dans les « cases », tâtonne, en abandonne certaines, en crée de nouvelles au moment même où il « dessine », retravaille une scène jusqu’à trouver le gag qui fait mouche (en changeant un patronyme, en modifiant l’allure ou la nature d’un personnage…).
On note que quelques scènes sont d’emblée plus travaillées que d’autres : ce sont les scènes d’action, de mouvements, et même essentiellement les scènes d’action automobile (poursuites, tentatives d’écrasement…). Là, les véhicules et leurs mouvements sont privilégiés (et parfois « mis en couleur »), au détriment des décors (quasi inexistants sinon sous forme d’indications textuelles) et des personnages, grossièrement croqués même si c’est suffisant pour qu’on puisse les reconnaître.
La grande force de la chose, c’est que nous sommes tellement familiarisés avec tous ces personnages, nous avons tellement baignés dans cette « ligne claire », dans cet univers aux couleurs chatoyantes, reconnaissable entre mille, que nous n’avons même plus besoin du produit fini pour que l’histoire s’incarne et que nous ayons réellement l’impression d’être en train de lire un album « fini » de Tintin !
L’autre chose intéressante que l’on peut noter (mais ça on s’en doutait déjà), c’est qu’Hergé n’est pas qu’un immense dessinateur, c’est aussi (et avant tout oserais-je dire) un très grand scénariste qui construit méticuleusement son histoire (même si on ne saura jamais comment tout cela devait se terminer, même si, a priori, on peut penser qu’Hergé lui-même ne le savait pas non plus…).
La matière scénaristique, l’intrigue, semblent assez simple à première vue… mais ce qui rend cette histoire passionnante, c’est qu’elle n’est visiblement, pour l’auteur, que prétexte à une réflexion (plutôt poussée si on y regarde de près) sur l’Art et ses fins.
Hergé ne tente ni plus ni moins, avec son moyen d’expression privilégié (la BD évidemment), que de répondre à cette question : qu’est-ce que l’Art ?
Et, de manière sous-jacente : Suis-je vraiment un artiste ?... Mon œuvre constitue-t-elle à proprement parler une œuvre d’art ?...
Inutile de dire que ces questions resteront sans réponses (ce qui est d’ailleurs peut-être une des raisons principales, outre la lassitude et la maladie, du non avancement de cette ultime aventure… car, à n’en pas douter, ce devait vraiment, au sens plein du terme, être la dernière aventure.)
Prenant appui sur une affaire réelle de faussaires et copistes pour construire son intrigue, Hergé, grand amateur d’art contemporain (passion qui lui vint sur le tard) tente, par touches successives, d’instruire le dossier du procès de l’Art.
Dans l’art dit « contemporain », non sanctifié par l’Histoire, qu’est-ce qui relève de l’art, qu’est-ce qui relève de la supercherie, de la gabegie ?
Comment peut-on « objectivement » séparer le bon grain de l’ivraie ?... Et même, est-ce seulement possible ?...
L’Alph-Art de Ramo Nash relève-t-il de l’art ?... Ramo Nash est-il un artiste ?... Si oui, Ramo Nash est-il un artiste du fait d’avoir eu l’idée d’un « Alph-Art » ou du fait d’être un peintre (copiste, faussaire) de très grand talent ?... Entre celui qui décline l’alphabet dans l’espace et celui qui va jusqu’à comprendre la peinture en s’appropriant la technique et la matière de l’Autre, lequel est l’artiste, lequel le mystificateur ?... Tout artiste n’est-il point autre chose qu’un illusionniste, un mystificateur ? (la troisième thématique de cette histoire, le phénomène sectaire avec figure emblématique du gourou, qui fait écho aux deux autres, étant d’ailleurs inextricablement liée à l’intrigue principale…)
La tâche est ardue, et l’on peut comprendre que l’auteur ait eu du mal à progresser dans ce passionnant écheveau, ait ressenti le besoin de prendre son temps…
Ce qui rend cet « album » encore plus attachant et passionnant à mes yeux, c’est cette « fin » qui n’existe pas ! Bien sûr, le lecteur peut imaginer la fin qu’il veut, laissé qu’il est, par la force des choses, aux prises avec la liberté de remplir à sa guise les points de suspension que constituent les dernières cases vides de la page 42...
Pour ma part, je veux y voir la FIN de Tintin et de ses aventures !
Tout comme Conan Doyle avec son Sherlock Holmes, tout comme Agatha Christie avec son Hercule Poirot, Hergé a eu maintes fois l’envie d’en finir avec son héros ! Il a entamé, de manière absolument brillante, la déconstruction, la démystification voire la destruction de son œuvre et de ses créatures avec l’incontournable chef-d’œuvre que représente Les bijoux de la Castafiore ! Pour moi, il veut parachever le tout dans cette ultime aventure en faisant coïncider, dans un même mouvement, la mort du « héros » avec son immortalité de fait ! Transformé en œuvre d’art, Tintin mourrait immortel ! (comme son créateur).
La mise en abyme ultime de l'oeuvre d'art dans l'oeuvre d'art !... C’est à mes yeux une des plus brillantes idées qui soit !
Bien plus fort et « scandaleux » que Conan Doyle et Agatha Christie puisque, se sachant condamné par une mort certaine, il ne pourrait se permettre de faire revivre son héros, comme ont été contraints de le faire ses illustres prédécesseurs...
Hergé n’a peut-être pas eu le temps de mettre en application son monstrueux et magnifique projet... mais à mon sens, la question n’est pas là !
La véritable question est : in fine, en aurait-il eu le courage ?
J’aime à penser que oui !... même si visiblement, en l'état, Hergé en était toujours à se demander s'il oserait ou non une telle sortie, assurément la sortie la plus brillante de toute l'histoire de la Bande-Dessinée !...
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colombine
| En 2004, les ayant-droits ont décidé de republier l'oeuvre inachevée de Hergé: L'Alph-Art. Il avait déjà été édité en 1986. Cette édition reprennait en regard le scénario tapé à la machine et la planche crayonnée ou l'ébauche de planche. Cette reproduction était éditée en pleine page. Pour les amateurs de Hergé, cet ouvrage était une mine d'or : les notes du maître livrées telles quelles.
Pour la réédition, par contre, sous prétexte de rendre l'ouvrage plus maniable, plus intégrable dans la collection ou sur la bibliothèque, l'éditeur n'a pas hésité à réduire les planches pour remettre du bla-bla autour ou faire des effets de mise en scène. Là où certaines planches inachevées trouvaient leur intérêt grâce aux annotations d'Hergé du style "trouver un autre nom" ou des enseignes publicitaires et des marques à mettre dans une case, tout cela dans la réédition disparaît de par la réduction. En un mot, cette réédition est un vrai gâchis.
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