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| D : Dessin S : Scénario C : Couleurs |
  thierry
| J’ai toujours eu un rapport compliqué avec Blutch. Il fait partie de ces auteurs que j’admire sans pour autant réussir à m’enthousiasmer complètement pour son travail. Son dessin est virtuose, mais son propos me laisse plus circonspect. Si j’aime Blotch, son alter-ego détestable transposé dans le Paris du début du XXe siècle, j’ai toujours eu plus de mal avec d’autres de ses livres.
Celui qui me laisse le plus mauvais goût dans la bouche reste ce Lune L’Envers.
Je voulais le relire depuis longtemps.
C’est chose faite en ce mois de mai 2016.
Je me souviens des rumeurs avant la sortie de ce livre, du désir de Blutch de reprendre la maquette de la mythique collection Histoires Fantastiques, fleuron du catalogue Dargaud des années 1970. Dès les premières pages, l’influence (assumée) de Forest saute aux yeux. Le dessin est magnifique, rehaussé par le travail admirable d’Isabelle Merlet sur les couleurs.
Pourtant, dès la première page, le malaise s’installe.
Liebling (« chérie » en allemand), une adolescente, peint dans sa chambre.
Survient sa mère. Elle est venue la trouver pour lui révéler le secret des femmes : une capsule de cyanure à prendre si la vie devient insupportable. Parce que la vie des femmes est loin d’être une partie de plaisir. S’il lui faudra être autonome et gagner sa vie, elle devra aussi élever les enfants, tenir son foyer, n’être jamais fatiguée, porter de jolies chaussures, être désirable…
Savoir cette pilule à portée de main, cette porte de sortie (à l’image du Mother’s little helper des Rolling Stones, qui dénonçait déjà la condition des femmes), lui a apporté une certaine sérénité. Le ton est donné. Ce monde n’est pas celui des femmes.
La suite ne sera d’ailleurs qu’une succession d’humiliations diverses.
Dès les premières pages, un chien mord les fesses de Liebling. Le propriétaire ne trouve rien de mieux à faire que de mordre à son tour les fesses de l’héroïne. On sent l’illustration d’un fantasme un peu malsain.
Le reste est à l’avenant.
Liebling se présente à son nouveau travail. Elle est installée devant une machine informe, qui ressemble à un amas organique dans laquelle elle doit glisser les mains pour effectuer des « manipulations ». Il est difficile de ne pas y voir des glory holes. Elle est d’abord sous les ordres d’une femme aux allures de maîtresse SM. Lors d’une scène, elle lui donne littéralement la becquée en lui avouant son envie de la profaner.
Liebling est ensuite dégradée et se retrouve sous les ordres d’une mégère en tablier et bigoudis qui évoque la pire caricature de la femme au foyer. Elle se trouve assignée à une machine vétuste avec, pour toute chaise, une sorte de pieu qui évoque à nouveau une installation SM. Le reste de l’histoire multiplie les femmes-stéréotypes : la mégère, l’amante fanée dont on se lasse et qui ne veut pas comprendre, la maîtresse dominatrice, le substitut à la maman chérie, la mère castratrice, la femme-enfant…
La question que l’on peut se poser est celle de la position de l’auteur. Blutch adhère-t-il à cette forme de sexisme ou est-ce au contraire une critique ? D’une certaine manière, il reprend une vision de la femme qu’on trouve dans pas mal d’œuvres de fiction des années 1970, période dont Lune L’Envers se nourrit. Les hommes ne sont d’ailleurs guère flattés dans cette histoire. A ceci près que s’ils sont veules, voire ridicules, ils restent les maîtres du jeu. Alors que tout le livre est traversé d’outrages faits aux femmes.
Les sous-entendus sexuels sont multiples. La femme sans cesse rabaissée. Toute l’histoire semble illustrer la libération de la femme comme la liberté des hommes de pouvoir disposer du corps des femmes à leur guise.
Et de rester dans l’ombre.
Se greffe sur cette histoire une critique féroce du monde de l’édition.
Lantz (un autre alter-ego de Blutch) est un auteur reconnu. Mais depuis trois ans, il peine à donner une suite à sa série à succès : Le nouveau nouveau testament. Lantz est adepte des méthodes artisanales. Son éditeur, Mondomédia (allusion transparente à Média Participation), préfère les méthodes modernes, où la création laisse la place à la production. Des opérateurs travaillent sur des machines qui créent sans même s’en rendre compte. Liebling est l’une d’entre elle. L’éditeur décide de remplacer Lantz et son choix se porte sur Liebling.
C’est alors que les choses se compliquent.
Le propos de Blutch est brouillé. L’univers qu’il crée est très réussi. Il y développe un monde de science fantasmée qui rappelle les utopies futuristes des années 1970. Mais cette image de la femme qu’il véhicule est-elle pour lui inhérente à cette période ou est-ce la vision qu’il partage ?
Les femmes y sont sans cesse humiliées, exploitées, utilisées.
Et je me retrouve face à un livre magnifique dans la forme, dans sa construction, mais qui me met mal à l’aise, parce que son propos fleure trop le sexisme ordinaire. Tellement ordinaire que la majorité des critiques n’y ont relevé que la satire brillante du monde de l’édition, sans s’arrêter à la chosification systématique des femmes.
La conclusion ambiguë du récit peut être interprétée comme une revanche prise par Liebling. Il y a même une délicieuse ironie. Mais le mal est déjà fait. Cette conclusion apparaîtrait presque comme une pirouette pour finalement rééquilibrer les comptes.
Sauf qu’ils sont biaisés depuis le début. Il ne reste rien à Liebling. Elle n’a jamais rien eu, contrairement aux hommes. C’est un marché de dupes que Blutch lui présente. |
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