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| Grand nord canadien vers 1920. Nous y suivons Jesuit Joe, descendant de Louis Riel, chef de la résistance des métis indiens du Canada dans les années 1880. Doté d'une personnalité particulièrement complexe (capable du meilleur comme du pire) et haïssant les Blancs, ce nouvel héros créé par Hugo Pratt nous fascine par sa cruauté et son étrange éthique : « ce qui frappe aussi c'est la dimension quasi-poétique des personnages, bons ou mauvais, qui les rend attachants en dépit de leurs actes sauvages et sanglants. Chacun y est lucide et de ce fait étrangement maître de son destin. » (Jacques Hurtubise, source inconnue)
Réédité par Casterman en 2007 sous le titre L'homme du Grand Nord |
  Thierry
| D'Hugo Pratt, on retient surtout Corto Maltese et Les Scorpions du Desert, ses deux séries les plus abouties. Mais il ne faut pas pour autant négliger les nombreux autres ouvrages qu'il a réalisés au cours de sa longue carrière. Parmi ceux-ci, Jésuite Joe s'impose comme une indéniable réussite.
Pratt a atteint sa pleine maturité, tant graphique que narrative. Jésuite Joe tire pleinement partie de cette maîtrise. Graphiquement, Pratt fait preuve d'une grande économie de moyens. En quelques traits, il plante le décor: le Grand Nord canadien. Nombreuses sont les cases sans arrière-plan, si ce n'est le ballet des feuilles d'automne qui accompagnent Joe durant la première partie, avant d'être subitement remplacées par un manteau neigeux. Il n'en faut pas plus a Pratt. Tout autre détail serait superflu.
Qui est Jésuite Joe ? Pratt ne dévoile que peu de choses sur son passe. Métis, Il est le petit-neveu de Louis Riel (voir a ce propos l'excellent livre de Chester Brown). Nous apprendrons au fil du récit qu'il a chanté dans une chorale du père Jobert à Lake Artillerie Point et qu'il a une soeur. Rien de plus.
Nous le rencontrons alors qu'il approche d'une cabane perdue au milieu de nulle part. Il pousse la porte. Une lettre attend d'être ouverte sur la table. Jésuite Joe se met a l'aise, prend son repas, l'oeil rivé sur la veste rouge de la Police Montée qui pend dans une armoire. Il est a l'aise, semble être chez lui. Mais ne serait-il pas un maraudeur ? Enfin, il se lève, enfile l'uniforme, allume une cigarette. Soudain, des coups de feu claquent. Joe réussit a prendre les tireurs a revers et les abats... puis les scalpent.
Quelques pages muettes pour une séquence tellement simple mais qui, pourtant, garde une grande part de mystère. Il y a quelques chose d'irréel dans ce récit. Personnage sans passé, Jésuite Joe ne semble pas plus avoir d'avenir. Tous les personnages de Pratt, même les plus sombres, poursuivent un but, un rêve, une quête. Leurs actes, aussi cruels soient-ils, trouvent toujours une justification. Même lorsque Cush abat Stella dans "les scorpions du desert", cet acte, aussi incompréhensible puisse-t-il paraître a Koinski, s'imposait pour l'impitoyable Cush. A l'inverse, Jésuite Joe ne semble poursuivre aucun but. Il erre dans les étendues glacées du Canada. Mais existe-t-il vraiment ? Notez qu'il ne se reflète pas dans l'eau. Est-ce un hasard ?
Ces 2 cases illustrent également la manière dont Pratt joue des ellipses dans cette histoire. Jésuite Joe descend la rivière en canoë. Première case, descente paisible, puis gros plan, ou apparaît encore la pagaie, et le bruit d'un tambour. Combien de temps s'est-il passe entre la première et la seconde case ? Quelques minutes ? Quelques jours ? Pratt semble s'amuser de ce rapport au temps, laissant les évènement s'enchaîner sans transition aucune. Sur quelle durée l'errance de Joe s'étale-t-elle ? Si ce n'est le brusque passage de l'automne a l'hiver, Pratt ne livre aucune indication. De tout façon, un personnage sans passe ni avenir ne peut vivre qu'un éternel présent. A quoi bon perdre son temps a tenter de le représenter ? Pratt choisit donc de dilater le temps jusqu'à l'immobilité, sans pour autant nuire a la continuité. Du très grand art !
Et si Joe se situe hors du temps, il semble aussi se situer également hors de tous repères moraux. Les diverses rencontres qui jalonnent ce récit sont autant d'exemples de son étrange éthique. Il sauve un enfant enlevé par les Cree, mais quand il croise son père, il feint de ne pas être au courant. Selon lui, si les parents se sont laisse enlever leur enfant, c'est qu'ils ne le méritaient pas. Lors de sa rencontre avec le père Jobert, Jésuite Joe déclare "Tu nous racontais qu'il fallait souffrir pour mériter le Paradis. Moi je n'ai jamais réussi a souffrir, par contre j'ai fait souffrir les autres". Et de s'enquérir si Jobert a assez connu cette souffrance qu'il prêche depuis tant d'années. Finalement, Joe poursuit peut-être un but, lui aussi. Trouver SA quête, celle qui donnera un sens a sa vie.
Quête nihiliste, entre la beauté suggérée des plaines canadiennes et les actes de sauvagerie qui émaillent le récit, Jésuite Joe laisse une impression durable et se détache étrangement du corpus prattien. La conclusion de récit, en forme de fausse sortie, n'y est probablement pas étrangère. Quel est ce craquement lugubre ? Nous ne le saurons jamais.
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