|
| |
|
|
|
|
  lldm
| Dès les premières pages, l'auteur nous donne un petit aperçu du sérieux théorique qu'il faudra attendre de sa thèse : nous serions (enfin, je dis « nous », pas vraiment « nous » : « nous » mais pas lui, « nous » moins Sousanis dont le mode opératoire exige que nous souscrivions à son détachement personnel du « nous », que nous concédions à la hauteur surplombante depuis laquelle, dans un horizon dégagé, il a su s'extirper de la terrible routine où le monde entier patauge sauf lui, c'est-à-dire où « nous » pataugeons), nous serions, disais-je, « piégés dans nos langages ».
Ah. Comment pourrions-nous être piégés « dans nos langages » ? Je veux dire : de quoi parle-t-il, l'animal, quand il dit « langages » ? Le sait-il lui-même ?
Nos formulations ? (ce qui ne signifie pas « nos langages ») Nos représentations ? (ce qui ne signifie pas « nos langages ») Nos cultures ? (ce qui ne signifie pas « nos langages ») Voire nos langues ? (vieille antienne barthesienne branlante, mais ce qui ne signifie toujours pas « nos langages »)
Effectivement, être piégés dans « nos langages », ça ne veut rien dire. Les abeilles, qui ne parlent pas mais communiquent, sont peut-être construites, effectivement, par leur langage, dans cette acception latérale courante du mot « nos langages ». Mais « nous », il n y a aucune chance.
Il va falloir qu'on perde cette vilaine habitude dans notre milieu, sous le prétexte que le manque criant de grands textes théoriques sur la bande dessinée (et plus encore : en bande dessinée) nous embarrasse, de sauter sur le premier truc venu avec écrit « Thèse » dessus. Il va falloir perdre cette habitude conduite par des décennies de complexe d'infériorité de croire que l'université ne consacre que des trucs solides, impeccables foutus, estampillés par la compétence et la hauteur de vue.
Des prémisses notionnelles vasouillardes de Sousanis (qu'il ne suffira pas de renvoyer une fois de plus à l'ambiguïté anglo-saxonne du mot « language » pour en minimiser le caractère approximatif), il va falloir s'accommoder pour déberlificoter tout le reste. Et c'est gratiné.
On aura droit, en guise de bande dessinée, à l'exception de trois ou quatre pages qui sont effectivement des planches (c'est-à-dire qui produisent de la bande dessinée) une abominable bouillie académique hésitant visuellement entre le schema pédagogique, les cours de dessin ABC des années 1960, la découverte de son moi créatif par tante Odile après la lecture du volume Marabout Poche consacré au surréalisme et méthodiquement entre le plan de montage Ikea, l'allégorie pompière et le PowerPoint.
Un sentiment de familiarité se dégage alors de ce patchwork mal foutu, nunuche, brouillon, intellectuellement paresseux et gangréné par un mysticisme puéril qui colmate maladroitement les béances théoriques... Où a-t-on déjà vu une cochonnerie pareille ? Qui d'autre a traité le récitatif et la démonstration en bande dessinée avec les armes illustratives, le ton, la mythologie communicante et le goût de l'apostrophe lyrique des séminaires sur le dépassement de soi pour businessmen ?
Mais Scott McCloud, bien entendu !
En effet, le montage des pages, bien qu'il prétende mettre en lumière la singularité et la richesse processuelles de la bande dessinée, y échoue quasi invariablement, incapable qu'il est de quitter le modèle du découpage allégorisé point par point dans lequel le dessin est bel et bien là pour aider à supporter un texte bavard, embarrassant de poésardie hors d'âge et d'accents libéraux.
Le choix des allégories lui-même est tragicomique ; tragique par leur vulgarité - le labyrinthe de la pensée, les rails de la vie moutonnière - et comique par les notes dont il les accompagne pour nous renseigner sur les conditions difficiles de l'invention de l'eau tiède : page 44, par exemple, un soleil dissipe les nuages. Ce sont ceux de la peur de l'inconnu. Il les chasse et vient éclairer la page des flammes de l'analyse. Renversant…
En note, l'auteur nous convainc du travail harassant qui l'a conduit à ces lieux communs antiques en mettant à contribution Horkeimer, Adorno, Condorcet, Wilson. Ceci pour cette seule page ébouriffante.
D'ailleurs la bibliographie générale, pour ce truc ni fait ni à faire, laisse perplexe... Mais comment lit-il, ce garçon ? Comment peut-il, dans le même bouquin, par exemple, se réclamer de Deleuze et de Goodman? Il les comprend de quelle étrange manière pour rendre cette cohabitation fonctionnelle, pour les coupler théoriquement ?
C'est publié par Actes Sud - L’An 2, c'est-à-dire par T. Groensteen. C'est postfacé par Smolderen. Ils sont contents. J'avais déjà noté que leurs langues émettaient d'inquiétants signes de nécrose, mais j'ignorais qu'elle avait atteint la rétine.
|
|
|
|
|
|
| |
| |