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  thyuig
| David B est un érudit. On le sait depuis « le tengû carré » ou même depuis « les incidents de la nuit ». Cependant, si souvent l’érudition est l’affaire de quelques spécialistes qui ne cherchent qu’à s’impressionner les uns les autres, le « grand pouvoir », non pas du Chninkel mais de David B, est sa capacité de transmetteur. En gros, David B ne se contente pas de livrer ses connaissances mais l’essence même de ses récits se nourrit de celles-ci, elles explicitent ses références par le sujet même qu’elles traitent.
La deuxième dominante de l’auteur David B est l’utilisation quasi systématique des rêves dans ses bandes dessinées. Il les note depuis tout jeune. Certains reviennent de façons récurrentes et préfigurent à leur manière les thèmes de prédilection de l’auteur. On y croise entre autres un grand ibis, des scènes de batailles et toujours la découverte d’un monde occulte seulement connu par les initiés. Tout ce petit monde se disperse allégrement de « l’ascension du haut mal » au « cercueil de course » en passant par les « chercheurs de trésor ».
L’intérêt de ce second tome de « Babel » tourne autour de l’entremêlement de ces deux dominantes présentes chez l’auteur : le rêve au service de l’érudition, le tout plongé dans un exercice de mémoire.
En commençant par l’étude du titre on comprend d’emblée la volonté de l’auteur d’ancrer son récit aux frontières du mythe et de la réalité. Nous savons tous que Babel est le nom d’une tour que les fils de Noé voulurent ériger au centre de la ville de Babylone. Dieu y vit un affront à sa puissance. Il aurait anéanti par la confusion des langues ces efforts insensés. Dans l’incapacité de se comprendre, les hommes furent inaptes à poursuivre ensemble la construction de Babel.
Au demeurant, lorsqu’un auteur comme David B prend comme postulat une tour légendaire et qu’en même temps il confronte son récit à tout autre chose, on ne peut résister à frotter suffisamment fort et le titre et le sujet afin de voir ce qu’on peut obtenir de cette friction. Le point de contact de ces deux éléments titre/récit est l’usage que fait David B de la mémoire. Celle-là même qu’il utilise chaque matin pour se remémorer ses rêves nocturnes, celle aussi qui se matérialise lorsque avec son frère, ils découvrent dans une pile de vieux « Paris-Match » un numéro consacré aux guerres des papous. En effet, c’est de cette mémoire, capacité humaine par excellence dont il est question dans Babel. Et c’est ce qui est nouveau dans le travail de David B. Pour la première fois, il confronte sa propre expérience de mémoire quotidienne, donc individuelle, à une mémoire collective, celle qui reste dans les vieux journaux et dans l’esprit des personnes âgées.
Il ne s’agit cependant en rien d’un grand écart, au contraire. Il est plutôt question d’interroger les différents types de mémoire à l’intérieur même du récit de bande dessinée. On comprend alors pourquoi l’auteur s’étend sur huit planches sur les conflits papous, lesquels s’exécutaient paradoxalement le plus souvent sans victime, on comprend que ces guerres mises en relation quelques planches plus loin avec les « évènements » d’Algérie se connotent tout autrement dans cette perspective. De notre mémoire d’occidentaux les guerres papous sonnent comme autant de processus barbares tandis qu’à l’intervention française en Algérie, on ne retient qu’un bref «évènement », une agitation en quelque sorte.
Le double intérêt de cette perspective dégagée par David B est avant tout la preuve par le récit autobiographique que la mémoire est surtout une faculté individuelle et que si elle s’exerce chaque matin dans la tentative de se souvenir de ses rêves, elle intervient aussi individuellement quand elle se glisse entre l’Histoire et notre perception de celle-ci. Et alors on en revient au titre, à cette « Babel » par laquelle la transmission du langage, donc des connaissances, donc de la mémoire est une lutte de chaque instant. Je ne sais pas quel rapport David B entretient avec la figure de Dieu, peut-être y a-t-il là une piste à explorer dans la justification de l’incapacité des hommes à communiquer au travers d’une mémoire collective.
Bref, et pour finir, ce « Babel » justifie largement que l’on s’y penche, d’autant plus qu’il est à suivre et que donc, l’histoire continue de s’enrouler autour des souvenirs de l’auteur, de sa quête mémorielle. J’ajoute que sous des dehors bien usés dans la façon dont l’auteur dresse son récit, cet album recèle bien plus de pépites qu’il n’y parait et qu’il n’est pas comme on peut le croire un énième avatar de « l’ascension du haut mal ».
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